La lune était ronde et avait l’air de s’en foutre.

J’attendis notre rendez-vous avec une sérénité qui m’étonna moi-même. La colère maladroite d’Hannibal m’avait procuré plus de bien que de mal, elle m’avait libéré de mes doutes. Rien de ce que j’avais vu à Tokyo ne m’avait semblé de l’art et je m’étais demandé pourquoi, moi, le clou de l’exposition, j’en aurais été plus que les autres œuvres. La question s’était révélée plus douloureuse que la réponse. En m’apprenant ce que je devais penser de moi, Hannibal m’avait soulagé. J’étais un monstre. Pas un chef-d’œuvre. Au fond, ça valait mieux parce que je souhaitais depuis toujours attirer l’attention. Ma monstruosité, je l’avais voulue autant que Zeus. Même si je ne l’avais pas créée, je pouvais la revendiquer. Tandis que le statut de chef-d’œuvre, lui, m’aurait échappé. Ce qui comptait, c’était ma visibilité nouvelle. Beau, laid, apprécié, décrié, j’existais. Personne ne m’enlèverait cette densité-là.

Fiona apparut. Elle n’avait pas la même démarche lorsqu’elle n’était qu’elle-même, sans les besaces, le chevalet, les toiles et l’infirme accroché à son bras. Elle avançait en ondulant et l’on avait l’impression que c’était cette ondulation, non ses pas, qui la faisait avancer. Sa silhouette animait à elle seule le paysage. L’air devenait liquide. Les flots calmes se nacraient sous le clair d’étoile. Elle s’approcha et ses cheveux dénoués semblaient bruns sous la lune, son visage encore plus opalin.

– Il ne dort pas, me dit-elle.

– Pourquoi ne pas lui avoir donné un calmant ?

– Il a honte. Il est bon qu’il ait honte. Je n’aimerais pas qu’il s’épargne de souffrir après ce qu’il vous a dit.

Elle me prit par le bras, releva la tête comme si elle allait aspirer les étoiles.

– Promenons-nous, voulez-vous ?

La plage dans les ténèbres semblait moins grande et tellement plus menaçante. Elle grouillait de zones d’ombre, de rochers devenus démesurés où pouvaient se cacher des dangers.

Je pressais sa main contre moi et cela seul me rassurait.

– Racontez-moi votre histoire, me demanda-t-elle.

Sans hésiter, alors que j’avais promis le secret à Zeus-Peter Lama, je lui narrai tout, depuis la découverte de mon insignifiance auprès de mes frères à mes suicides ratés, la rencontre avec Zeus-Peter Lama sur la falaise de Palomba Sol et notre pacte.

– Au fond, il vous a sauvé la vie ?

– C’est pour cela que je l’appelle spontanément mon Bienfaiteur.

– Il vous a sauvé la vie mais pas pour vous, pour lui. Pour vous utiliser à réussir la sienne.

– Chacun fait cela, non ? Tout le monde utilise tout le monde.

– Ah oui ? Et moi, à quoi m’utilisez-vous ? Et mon père ?

– À croire que la vie est belle. À cesser de penser à moi.

Elle se tut, comme pour prendre le temps apprécier ma réponse. Puis elle s’écria :

– J’ai besoin que vous gardiez un secret.

– Quel secret ?

– La cécité de mon père. Il est devenu aveugle par paliers, il l’est totalement depuis cinq ans. Personne ne le sait. Si on l’apprenait, il aurait encore plus de mal à vendre et nous aurions de réelles difficultés à vivre.

– Comment ? Vous n’êtes pas riches ?

À mon exclamation étonnée, elle éclata de rire. Sans songer à me vexer, j’observai l’effet du rire qui lui renversait la gorge et rendait frémissant son buste étroit.

– Pourquoi dites-vous cela ?

– Parce que Zeus-Peter Lama est artiste et qu’il gagne des millions.

– Justement, l’essentiel du talent de Zeus-Peter Lama est d’arriver à ça. Mon père se contente de peindre ; il intéresse donc peu les amateurs, encore moins les marchands.

– C’est un grand peintre, pourtant.

Elle se tourna vers moi et me demanda, les larmes aux yeux :

– Vous le pensez, vous aussi ?

– Je ne suis qu’un crétin mais je le pense. Et j’ai l’impression d’être un peu moins crétin quand je le pense, d’ailleurs.

Nous nous sommes assis sur un rocher pour regarder l’obscurité ensemble. Je pris ses mains et je les réchauffai. Elle demeurait immobile, le souffle presque imperceptible, la tête pesant au creux de mon bras.

– Pourquoi aviez-vous une si basse opinion de vous-même ? me demanda-t-elle.

– Ce n’était pas une opinion, c’était une réalité : je ne ressemblais à rien.

– Peut-être ressembliez-vous à vous-même ?

– À un bon-à-rien.

– Avez-vous des photos ?

– Aucune. J’ai tout brûlé. Et, à mon avis, mes frères ont dû se débarrasser de celles qui restaient. Du reste, je suis très heureux, aujourd’hui, sous la marque de Zeus. Auparavant, n’importe qui pouvait vivre ma vie. Désormais, je suis irremplaçable.

Nous avons marché encore. Il n’y avait pas de mots inutiles entre Fiona et moi. C’était une habitude que nous avions prise derrière le chevalet de son père. Pour rester ensemble, nous marchions au même pas, pour humer le même air, être sous les mêmes étoiles, partager la même nuit. Notre solitude à deux nous devenait plus sensible, prêtant aux mots les plus insignifiants un sens secret, exquisément intime.

– À demain ? demanda-t-elle.

– À demain.

Elle s’éloigna. Je lui criai quand sa silhouette pouvait encore m’entendre :

– Je suis content de partager un secret avec vous.

Elle fit un signe que je crus être un baiser. Je n’en fus jamais sûr.